Mois du patrimoine latino-américain : Un entretien avec Bibiana Pulido

Publié dans : Blog
Posté sur : 24 octobre 2024

Par Iván Barradas

Lisez l'entretien dans sa version originale en espagnol. 

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Le mois d’octobre a été désigné Mois du patrimoine latino-américain par le Parlement du Canada en 2018. Cela souligne l’importante contribution des communautés latino-américaines au tissu social, économique, politique et culturel du Canada. C’est aussi l’occasion d’en apprendre davantage sur le patrimoine et la culture latino-américains et d’honorer les riches traditions des Canadien·ne·s d’origine latino-américaine.

Le terme « Latino-Américain·e » désigne les personnes qui s’identifient comme telles et qui sont nées dans la macrorégion connue sous le nom d’Amérique latine, ainsi que les personnes (et leurs descendant·e·s direct·e·s) qui ont émigré au Canada en provenance de pays et de régions situés sur le continent américain et comptant d’importantes populations hispanophones et lusophones. Selon le recensement de 2021, il y a plus de 580 000 Canadien·ne·s d’origine latino-américaine. Cependant, des données plus récentes publiées par le Congrès Hispanique Canadien en 2023 montrent que plus de 1,6 million de résident·e·s latino-américain·e·s vivent dans notre pays.

La présence et l’influence croissantes des Latino-Américain·e·s au Canada posent des défis en matière de représentation, d’intégration et de pluralité, mais offrent également l’occasion de promouvoir la diversité, l’équité et l’inclusion. Bibiana Pulido, cofondatrice et directrice générale du Réseau québécois pour l’équité, la diversité et l’inclusion (RIQEDI), est une des actrices de changement qui sensibilise le public à ce sujet.

J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec elle (en espagnol) sur des sujets liés à nos identités culturelles, à la nécessité d’accroître la visibilité de nos communautés et à son rôle au sein du RIQEDI.

 

Iván :

Bibiana, merci beaucoup d’avoir accepté de participer à cet entretien.

Tout d’abord, voulez-vous nous parler un peu de votre trajectoire personnelle en tant que Latino-Américaine (ou Latina, si nous appliquons « l’économie de langage »), en tant que Latino-Québécoise ou en tant que Latino-Canadienne? Vous identifiez-vous davantage à l’une ou l’autre de ces identités? Ou à aucune?

Bibiana :       

Je suis née en Colombie et j’ai immigré au Canada à l’âge de 7 ans. J’ai donc passé la majorité de ma vie personnelle et professionnelle dans ce pays. Au Québec, je me sens bien d’être considérée comme une Latino-Américaine, car j’ai l’impression d’être bien acceptée (surtout dans la région de Montréal), où les gens sont en général plus conscients des minorités dites visibles et les intègrent davantage.

Cependant, je pense que la perception est différente dans d’autres villes ou dans des villes plus petites, car lorsque je les visite, les gens me regardent d’une manière particulière. C’est comme s’ils·elles pensaient : « Vous n’êtes pas d’ici. » Ce qui peut aussi ressortir à cause de mon accent québécois… Et là, la question malaisante se pose : d’où venez-vous?

Comme nous le savons tou·te·s, la raison derrière cette question peut être interprétée de mille et une manières. Et, bien que je réponde avec fierté en expliquant mes origines et quelques souvenirs d’enfance, cela implique aussi de fournir un contexte sur l’époque et la période complexe de l’histoire de la Colombie, lorsque la violence causée par les cartels de la drogue et les guérillas paramilitaires a ravagé le pays. Il est curieux que ces faits suscitent parfois une certaine méfiance et amènent certaines personnes à penser que ma famille a été directement impliquée dans ces conflits.

D’autre part, en ce qui concerne mon identité de « Latino-Américaine-Québécoise », je me sens fière de l’être surtout lorsque je me retrouve dans d’autres provinces canadiennes. Pourquoi? Parce que c’est à ce moment-là que je réalise que les Québécois·es ont une identité nationale québécoise qui nous différencie du reste des habitant·e·s du Canada.

Iván :

Cela m’amène à vous interroger sur le sentiment d’appartenance à une (ou plusieurs) nation(s). Étant donné que les Latino-Américain·e·s ont des identités nationales bien ancrées dans notre bagage culturel, comment concevez-vous cet aspect en étant à la fois Colombienne, Québécoise et Canadienne?

Bibiana :

La question du nationalisme est une question complexe. Je dirais que mon identité québécoise a commencé à prendre forme lorsque je suis arrivée au Québec dans les années 90 et que j’ai commencé à étudier en français, une langue que j’apprécie beaucoup.

À cette époque, la loi 101 (aussi connue sous le nom de Charte de la langue française), qui établit le français comme langue officielle du gouvernement provincial et de la société québécoise, ainsi que l’obligation pour les immigrant·e·s d’étudier en français, était déjà en vigueur. En même temps, je me souviens très bien de l’atmosphère de la deuxième campagne référendaire sur la souveraineté du Québec en 1995, et en particulier du discours de concession du Premier ministre de l’époque, Jacques Parizeau, faisant allusion à « l’argent et au vote ethnique » comme ayant causé la défaite du camp « oui ».

Ce fait a été un point de rupture pour de nombreux·euses immigrant·e·s (y compris mes parents et mes frères et sœurs), qui espéraient une intégration complète dans la société et la culture québécoises. Il est intéressant de noter que cela m’a également incité à renforcer mon identité et mon sentiment d’appartenance en tant que Canadienne.

En ce qui concerne l’utilisation de la langue, je remercie personnellement mes parents pour le fait que j’ai été éduquée en anglais et en français (ce qui est un privilège pour plusieurs personnes dans n’importe quel pays). En même temps, je ne pense pas que d’imposer une langue de force soit la meilleure façon d’intégrer les immigrant·e·s. C’est un processus d’intégration progressive qu’il faut leur laisser décider. De plus, de nombreux parents qui ont immigré au Canada souhaitent offrir à leurs enfants un large éventail de possibilités afin qu’ils·elles puissent s’épanouir en tant que citoyen·ne·s du monde.

Enfin, j’ai aussi beaucoup remis en question mon « identité colombienne », car même si je suis née dans ce pays, chaque fois que je le visite, je ne me sens pas totalement colombienne. L’exemple qui m’a le plus marqué dans ce sens s’est produit un été, après mon baccalauréat en sciences politiques, lorsque j’ai voulu en savoir plus sur la Colombie, et que j’ai eu la chance de participer à un programme d’échange pendant six mois.

C’est ainsi que j’ai pu m’inscrire à l’Universidad de los Andes (probablement l’université privée la plus reconnue du pays), et dès le premier instant, j’ai ressenti un choc culturel lorsque mes camarades de classe m’ont demandé : « Quel est ton statut social? » [!]

Je suis restée muette. Je me suis rendue compte que beaucoup de gens là-bas définissent les autres en fonction de leur appartenance à une certaine classe sociale basée sur leur statut social et leur pouvoir d’achat. Cela m’a exaspéré, car au Canada, nous n’avons pas l’habitude de faire cela.

En fin de compte, l’expérience a été enrichissante, car j’ai pu me faire des ami·e·s d’autres nationalités (allemande et américaine), mais pas des Colombien·ne·s. Pour eux·elles, j’étais une étrangère née en Colombie, mais ayant vécu pratiquement toute sa vie d’adulte au Canada.

J’ai appris à vivre avec cela et à sentir qu’à chaque fois que je vais en Colombie, « je ne suis pas Colombienne » aux yeux des autres, même si je serai toujours fière de me considérer comme étant Colombienne.

J’aime mon pays. Je pense que c’est un des plus beaux pays du monde! J’ai toujours veillé à ce que mes enfants s’identifient d’une manière ou d’une autre à la Colombie (et aussi au Mexique du côté de leur père). Leur langue maternelle est l’espagnol et nous faisons en sorte de retourner régulièrement dans nos pays respectifs, afin qu’ils puissent apprendre et être fiers de leur héritage latino-américain.

Iván :             

Dans le cadre d’une approche de décolonisation, le terme « Amérique latine » est considéré comme incorrect, voire péjoratif, car il a été créé et imposé par une vision eurocentrique qui invalide la vision précolombienne des peuples autochtones et ignore l’influence d’autres identités culturelles, telles que l’identité africaine. Quelle est votre opinion à ce sujet?

Bibiana :

Personnellement, j’ai eu l’occasion de connaître certains pays d’Amérique latine, mais pas tous. En pensant spécifiquement à la Colombie, il est vrai que, malgré les avancées en matière d’équité, nous pouvons encore affirmer qu’une bonne partie de la population de nos pays latino-américains continue d’être confrontée au classisme et au racisme, et que de nombreuses populations autochtones et d’ascendance africaine continuent d’être sous-évaluées. Malheureusement, le racisme est très présent dans l’idiosyncrasie des sociétés latino-américaines. L’idée de savoir qu’un·e Colombien·ne blanc·he aux yeux verts, par exemple, est considéré·e comme étant « supérieur·e » à une personne aux traits métis ou à une personne autochtone. Cela entraîne la marginalisation de ces derniers, même si la majorité des populations n’est pas blanche.

Par ailleurs, il est vrai que la pensée eurocentrique fait partie du mode de pensée de nombreuses personnes en Amérique latine. Il suffit de se rappeler comment sont traitées les personnes d’origine africaine et les populations autochtones. Certaines personnes utilisent encore des termes péjoratifs pour désigner ces populations.

Iván :

Parlez-nous un peu de votre expérience professionnelle à Montréal. Comment est né votre intérêt pour la DÉI?

Bibiana :

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été une personne sensible et critique face aux injustices. J’ai commencé à m’intéresser à la DÉI lorsque j’ai décidé d’étudier les sciences politiques à l’université (cela ne s’appelait pas encore la DÉI à l’époque). Plus tard, j’ai fait des études latino-américaines, puis j’ai participé à un programme d’échange en Colombie, où j’ai collaboré avec l’institut colombien du bien‑être de la famille. À l’époque, grâce à une série de dialogues de paix entre le gouvernement colombien et les milices, il existait un programme de foyers de réinsertion pour les jeunes qui avaient été recruté·e·s par les groupes de guérilla (beaucoup d’entre eux·elles avaient été enlevé·e·s de force à leurs parents).

C’est ainsi que j’ai pu visiter chaque semaine certaines de ces maisons « secrètes ». Vous n’avez pas idée des témoignages que j’ai entendus. Par exemple, de nombreuses filles ont été violées et beaucoup de leurs parents ont été tués. Cette expérience m’a amenée à m’intéresser à la défense des droits de la personne.

Après ma maîtrise et mon doctorat en relations industrielles à l’Université de Montréal, je me suis intéressée de plus près aux droits et au bien-être des travailleur·euse·s dans différentes organisations, et j’ai donc commencé à m’intéresser plus aux questions liées à la diversité, jusqu’à ce que je vienne travailler à Polytechnique Montréal, dans le domaine des ressources humaines. Finalement, l’intérêt croissant pour la DÉI m’a permis d’accéder à l’Université Laval, où j’ai travaillé pendant trois ans en tant que directrice, stratégie, partenariats et formation de l’Institut EDI2 (équité, diversité, inclusion et intersectionnalité).

En parallèle, mon intérêt pour la DÉI m’a motivé à cofonder en 2019 un organisme à but non lucratif, le Réseau québécois de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (RIQEDI), qui a depuis transcendé le milieu universitaire et rassemble désormais d’autres organisations issues d’autres secteurs. L’organisme a débuté avec 30 personnes et en compte aujourd’hui des centaines de plus.

Iván :

Parlant un peu d’inclusion et de diversité, nous, les Latino-Américain·e·s au Canada, constituons un bloc culturel plus ou moins bien identifiable par d’autres groupes en quête d’équité ainsi que par la majorité anglo-canadienne et canadienne-française, mais nous ne sommes pas unis dans la prise de décisions collectives visant à améliorer nos communautés et nos organisations. Que pouvons-nous faire pour remédier à cette situation?

Bibiana :

Tout d’abord, je pense qu’il existe encore aujourd’hui un problème de représentation. Par exemple, malgré le fait que de plus en plus de Latino-Américain·e·s accèdent à l’enseignement supérieur, poursuivent des programmes universitaires et excellent dans divers domaines, il y a encore peu de visibilité des praticien·ne·s latino-américain·e·s de la DÉI qui se concentrent sur différents domaines d’expertise ainsi que sur des sujets liés à la DÉI. En fait, je n’en connais que quelques-un·e·s dans la région de Montréal.

Cet aspect n’a pas beaucoup changé au cours des dernières années. Lorsque j’étais étudiante de premier cycle, j’étais l’une des rares Latino-Américaines dans un programme où le reste des étudiant·e·s étaient blanc·he·s. Même dans les cours liés à la mobilité et à la coopération internationale, je trouvais incroyable qu’il y en ait très peu. Dans mes études de maîtrise et de doctorat, il n’y avait aucun·e autre Latino-Américain·e.

Cela influe certainement sur la persistance des problèmes liés à la discrimination et à la méconnaissance (ou l’ignorance) de la diversité des identités latino-américaines. Pour remédier à cette situation, et dans le cadre du Mois du patrimoine latino-américain au Canada, je rêve d’organiser un événement annuel qui rendrait visibles le travail, les projets et les réalisations des personnes d’origine latino-américaine (ou qui sont des allié·e·s de nos communautés), et qui proviennent de différents parcours professionnels et de différentes disciplines.

De plus, j’aimerais me joindre à l’effort (en collaboration avec d’autres institutions et la diversité des Latino-Américain·e·s), pour créer un réseau de personnes latino-américaines où, indépendamment de leur expérience, de leur domaine d’intérêt ou de leur parcours professionnel, nous pourrions tou·te·s être en contact et discuter de questions d’actualité, pertinentes tant au Québec que dans le reste du Canada, qui ont un impact sur nos vies.

Il est nécessaire de créer un réseau de solidarité qui prend en compte les différentes réalités des personnes latino-américaines (privilégiées ou non), et qui offre une voix à des personnes de différentes professions et de différents milieux : universitaires, entreprises privées, organismes à but non lucratif et agences gouvernementales aux niveaux local, provincial/territorial et fédéral.

Iván :

Quels sont vos objectifs professionnels pour l’année 2025 en tant que directrice générale du RIQEDI?

Bibiana :       

Pour les mois à venir et en 2025, nous prévoyons poursuivre plusieurs projets en collaboration avec d’autres organisations. D’un point de vue professionnel, le RIQEDI est comme un « bébé ». De plus, c’est une fierté de savoir que les organismes de financement, tant au niveau provincial que fédéral, le considèrent comme un exemple de capacité de gestion, d’administration, de recherche et de plaidoyer pour sensibiliser à la grande diversité des enjeux liés au domaine de la DÉI, non seulement dans la province de Québec, mais partout au Canada.

Comme si cela ne suffisait pas, nous prévoyons un deuxième « Forum des organisations : De la théorie à la pratique de la DÉI » en 2025. Il convient de noter que le premier forum, qui a eu lieu en février 2024, a été un franc succès. Toutes les attentes à la fois en matière de capacité de rassemblement et de réaction positive des participant·e·s ont été dépassées.

On pense souvent que la DÉI se résume à parler de termes de base tels que l’équité ou l’égalité, le sentiment d’appartenance ou encore les microagressions et les préjugés inconscients. En tant que praticien·ne·s de la DÉI, il est vrai que nous répétons tellement ces thèmes qu’ils peuvent devenir accablants. Cependant, il est important de noter que des événements comme le Forum des organisations nous permettent d’aller plus loin, en abordant de nouveaux sujets, comme cela s’est produit cette année avec des discussions sur la surcharge mentale des praticien·ne·s de la DÉI et l’importance de s’exprimer, le soutien des personnes transgenres et leurs défis en milieu de travail, l’inclusion de la diversité ethnoculturelle dans les entreprises ou la manière de réconcilier la DÉI, le handicap et la neurodiversité, pour ne citer que quatre exemples. Cela génère de nouvelles conversations qui attirent d’autres domaines de recherche, ce qui nous permet d’apprendre et d’élargir nos connaissances.

À mon avis, en ce qui concerne la DÉI, personne ne peut être spécialiste de tout. Il s’agit d’une sphère multidisciplinaire où les possibilités d’apprentissage et d’éducation sont illimitées.

Iván :             

Merci beaucoup pour le temps que vous avez consacré à cet entretien!

 

Pour plus d’informations sur Bibiana Pulido ou le RIQEDI, veuillez communiquer avec :

[email protected]

 

Références (cliquez ici pour consulter les sources)

Brazilian Canadian Chamber of Commerce. https://brazcanchamber.org/

Canadian Hispanic Congress. https://canadianhispaniccongress.com/

Chambre de commerce Québec et Amérique latine. https://www.quetal.cc/fr/

Profil du recensement, Recensement de la population de 2021, 2023. https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2021/dp-pd/prof/details/page.cfm?Lang=F&GENDERlist=1,2,3&STATISTIClist=1,4&DGUIDlist=2021A000011124&HEADERlist=31,30&SearchText=Canada

New statistics reveal Canada's Latin American community includes more than 1.1 million people, Le Média des Nouveaux Canadiens, 2023. https://www.newcanadianmedia.ca/new-statistics-reveal-canadas-latin-american-community-includes-more-than-1-1-million-people/#:~:text=The%202021%20census%20identified%20580%2C000,new%20data%20doubles%20that%20number.&text=Canada's%20Hispanic%2DLatin%20American%20population,to%20identify%20a%20new%20number.

Réseau interuniversitaire québécois pour l’équité, la diversité et l’inclusion. https://rqedi.com/

What do Abya Yala and Pindorama mean, C & Latin America, 2023.

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